Musée de la Vie wallonne

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Focus

De la tourbe et des troufleurs…

Fabrication de la

La tourbe est le trésor des Ardennes. Connaissez-vous le travail des troufleurs ?

Essoufflé après un effort physique, le troufleur interviewé s'exprimait en ces termes : « Quand on arrive à la tourbe qui est bonne à brûler (…) on détermine les longueurs de la brique de tourbe, avec sa bêche, on délimite les bancs (…) Voilà ! Tout du long ! Les Longueurs d'un seul coup ! Et puis on revient au point de départ (…) Et On commence à trancher (piquer) ses briquettes (…) quatre d'un coup quand elles tiennent bien ensemble (…) ». Cette retranscription est le résultat d'une enquête dialectologique menée par le Musée, entamée en 1979 et publiée en 1985 par M.-T. Counet dans le Bulletin-Questionnaire des Enquêtes du Musée de la Vie wallonne. Elle synthétise en quelques mots une partie des tâches qui incombaient aux troufleurs [« les travailleurs de la tourbe »], dont le métier reste encore assez méconnu de nos jours…

La tourbe et ses vertus

Travailler la tourbe? Mais oui! La tourbe, vous en avez forcément entendu parler en Wallonie! C'est cette matière mixte qu'on extrait des tourbières ; des biotopes définis scientifiquement comme des écosystèmes continentaux formés d'importantes quantités de matière végétale. C'est sa «diagénèse » (transformation géologique de sédiment en roche) qui permet la formation d'une roche combustible renfermant jusqu'à cinquante pour cent de carbone…et qui la classe parmi les combustibles permettant, notamment, de se chauffer ! A la fin de la dernière glaciation (il y a 12.000 ans), elle était abondante dans le Nord de l'Europe et notamment en Belgique, sur le haut plateau de la Fagne wallonne, ce qui en faisait un produit « bon marché » pour cet usage !

Et cette tourbe a bien des vertus. Elle est également recherchée pour son utilité en tant que matériau de construction isolant ou encore comme litière pour le bétail ! Pourtant, les tourbières dont elles proviennent n'ont pas toujours fait écho d'une bonne réputation ! Selon l'Encyclopédie Universalis de 2003, d'aucuns qualifient les tourbières de certaines régions comme les signes « des ressources d'une population économiquement attardée (…) et le signe d'un mode de vie archaïque (…) » quand d'autres soulignent justement la nécessité de protéger les biotopes dans lesquels ces tourbières évoluent ainsi que le grand intérêt scientifique de ces milieux ; refuges de faune et de flore qu'elles accueillent et génèrent !

Ainsi, durant plusieurs siècles, l'extraction de cette matière, communément surnommée "la houille brune", fut étroitement liée à une économie rurale marquée par des activités de surface : fauchage, pâturage et stiernage (faucher la lande, la bruyère)!

Une exploitation ancestrale?

S'il est difficile de dater avec exactitude les débuts de l'utilisation de la tourbe, il existe toutefois des lieux de mémoire qui ont préservé quelques rares archives permettant de témoigner de sa généralisation en tant que combustible couvrant plusieurs époques.

Il semblerait que cette exploitation remonte au 13e siècle en Flandres et qu'elle se soit généralisée dans le dernier quart du 16e siècle sur un territoire s'étendant au-delà des Flandres belges. On retrouve des traces de son exploitation en tant que combustible dans la région de Stavelot (alors assimilée à la Principauté de la ville éponyme), aux alentours du 16e siècle; date à laquelle elle fut soumise à la dîme; cette taxe déclinée sous toutes ses formes et exploitée depuis la Rome Antique.

En 1615, les Robertvillois pouvaient déjà extraire, exploiter et utiliser ce combustible naturel. Ces activités étaient couvertes par une série de clauses de location de la Fagne wallonne. Cette étape en marquera d'ailleurs son utilisation généralisée sur une grande partie de ce qu'est la Wallonie actuelle.

Vers la fin du 19e siècle, la Fagne wallonne est cédée à la commune de Sourbrodt. Une réglementation circonscrite autorise notamment les habitants de faire des "troufes" (briques de tourbe) moyennant une taxe. Son extraction est également clairement définie et doit être scrupuleusement suivie selon un calendrier l'autorisant entre le 1er mai (date choisie pour éviter des gelées) et le 10 juillet, coïncidant avec le début du fauchage en fagne.

De nombreuses réglementations accompagnent le travail d'extraction de la tourbe et sa transformation en 'troufe'. Sa surexploitation généralisée a logiquement entamé sa raréfaction! Aussi, en 1957, l'Etat belge rachète une partie de la Fagne belge pour la création d'une Réserve Naturelle, assurant ainsi sa protection et sa formation dans son milieu le plus naturel possible. Cet espace réservé mit fin aux excès et au remodelage périlleux des grandes étendues de la Fagne wallonne, encouragée par l'activité humaine !

« Troufler »...mais où?

Peu de documents attestent officiellement les lieux sur lesquels les "troufleurs trouflaient des troufes"... On sait que Robertville jouissait de ce droit. Plusieurs lieux sont désignés dont "les fonds de Sourbrodt". Au 18e siècle, l'exploitation de la tourbe s'étendit vers la partie sud de la Fagne wallonne avant de se déplacer vers le centre de la région ; dans le vaste secteur des Ôneûs, non loin de Botrange.

Une entreprise de tourbe comprimée vit d'ailleurs le jour en 1865, aux environs de la Baraque Michel. Près de vingt années plus tard, Sourbrodt inaugurait sa propre usine sous l'appellation « Torfwerks ® », laquelle restera prospère durant de nombreuses années.

Le travail des « troufleurs »

Il existe peu de sources détaillant la besogne des tourbiers. Le Bulletin du Dictionnaire wallon (publié par la Société de Littérature wallonne) relate en détail cette tâche bien plus délicate qu'elle n'y paraît. Solwaster demeure à ce jour étroitement liée à cette spécialisation qu'est celle du troufleur

La Fagne wallonne est réputée pour sa biodiversité et la précieuse tourbe y est aujourd'hui protégée ! Autrefois, les tourbiers ou troufleurs s'y rendaient pour en extraire ladite « houille brune ». Aussi, quand les gelées de mai (les 11, 12 et 13 du mois étroitement liés aux « Saints de glace ») prenaient fin ; il n'était pas rare de croiser troufleurs et brouetteuses poussant le contenant, équipés de bêches, d'un coquemar (un pot en terre cuite ou en métal de forme fermée, à col court), de tasses et d'une « marende » ; cette besace de forte toile destinée à contenir la pitance.

« Le meilleur endroit pour aller faire des briques de tourbe, c'était la Haie-Noyète, tout près de la Baraque [Michel], aux sources de la Hoigne – et en terre allemande, ce qui prouve qu'autrefois des gens de Solwaster possédaient des terres en Prusse. (…) les briques de la Haie-Noyète étaient les meilleures, parce qu'elles étaient plus noires (…) parce qu'elles ressemblaient mieux à la houille et qu'elles donnaient plus de chaleur avec moins de cendres. »[1]

Pour modeler la tourbe, il fallait l'extraire ! Et c'est dans les « fosses », en terrain ascendant (pour éviter les inondations durant les saisons humides), que les troufleurs « pelaient un sté ou djin » (entendez « enlever le gazon pour creuser et y trouver la tourbe »). Et quand la chance souriait, c'était le djin !
« Lorsque la tourbe du sté était au jour, le tourbier la fendait (…) avec sa bêche (…) Dès que la tourbe était fendue, l'homme (…) coupait sa première ligne de brique de tourbe »[2].

Les « brouetteuses » et le séchage

La brouetteuse les transportait alors pour les disposer sur une portion de terrain horizontal sur lequel elle les disposait délicatement afin de les exposer au soleil pour les faire sécher. S'en suivait « la levée des briques de tourbe » alors disposées en « copets » (également nommés « petits tas »). Quand elles étaient sèches, elles étaient regroupées sur « le grand tas », ou « soldat », en forme de ruche, à hauteur d'homme. Vers la fin de l'été, un tourbier se chargeait de les charger sur un char tracté par des bovins (« Le char à bœufs »). Notons que l'exploitation de la fosse pouvait s'étendre sur plusieurs années consécutives…

Pour la postérité ?

Si les « tourbiers » ou « troufleurs » ne persistent qu'au travers de rares témoignages ou par les enquêtes menées sur leur travail autrefois, ils restent une source d'inspiration pour certains entrepreneurs ! En témoigne la fromagerie du troufleur établie à Thirimont-Waimes, plus connu sous le nom du lieu-dit « Le Fagnou ». Ce fromage fermier au lait cru entier épouse une forme rappelant un bloc de tourbe ! « Le Troufleur », nommé comme tel pour des raisons évidentes liées au lieu de sa fabrication est un hommage à ce métier, aujourd'hui disparu…

Jean-Michel Stockem, Collaborateur aux Archives générales

Légendes des illustrations

  1. Fabrication de la "tourbe d'écorce" (briquettes de tan usagé). Transport au séchoir des briques de tourbe, le séchoir, vue d'ensemble du chantier, en 1942 (1035598-6321$01)
  2. Fabrication de la "tourbe d'écorce" (briquettes de tan usagé). Transport au séchoir des briques de tourbe, le séchoir, vue d'ensemble du chantier, en 1942 (1035598-6324$01)
  3. Mont Rigi - Tourbières des Hautes-Fagnes en 1913 (2042705)
  4. La Baraque Michel– Tourbière en exploitation, en 1926 (2303021)
  5. Attelage de bœufs transportant la tourbe des Hautes-Fagnes avec les naturels ardennais (2303031)
  6. Botrange – la Fagne – Tourbière paysanne (2303030)
  7. Plateau de la Baraque Michel – Séchage de la tourbe dans une exploitation en Fagne wallonne (2303029)
  8. La tourbe d'écorce et « les troufleurs » - Enquête personnelle D'Edouard Remouchamps – 1942
  9. Imprimé (trait) - Illustration pour le Dictionnaire français- liégeois réalisée par Maurice Salme (année inconnue) (2023512)

[1] Jean WISIMUS et M. DELBOUILLE, « Au Travail ! » dans Lès troufleûrs – L'exploitation des tourbières de la Fagne par les gens de Solwaster. Bulletin du Dictionnaire Wallon, publié par la Société de Littérature wallonne, XVIIIe année, 1933, p.4.

[2] Ibidem, « Dans la fosse », p.5.

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